Ralentir
Par Nils
- 7 minutes de lecture - 1488 motsRalentir.
Cet article a été écrit lors de moments calmes. Calmes d’un point de vue sonore, calmes d’un de point de vue agitation ambiante. Dans des moments à l’abri des réunions et des livrables à fournir, des écrans et des notifications.
J’aimerais qu’il soit lu dans un moment qui ressemble à celui-ci.
J’aimerais, comme le fait une partition, vous indiquer le tempo et la nuance à adopter : ça pourrait être adagio voir lento et piano ou pianissimo. Ca pourrait aussi être les didascalies des pièces de théâtre.
Ralentir.
Pourquoi cet article ?
Parce que j’ai lu “Ralentir ou périr” de Timothée Parrique ? Non. Enfin peut-être. Il y parle de ralentissement économique, ralentissement de la société dans son ensemble pour éviter que l’on aille à trop grande vitesse dans un mur.
J’ai plus envie de parler de ralentissement des personnes au sein d’une équipe, d’un département, un ralentissement pour faire face aux risques psychosociaux (j’ai failli écrire aux violences organisationnelles) que je peux observer.
L’Institut national de recherche et de sécurité pour la prévention des accidents du travail et des maladies professionnelles (INRS) propose un regroupement des facteurs des risques psychosociaux en grandes catégories :
- Intensité et temps de travail
- Exigences émotionnelles
- Manque d’autonomie
- Rapports sociaux au travail dégradés
- Conflits de valeurs
- Insécurité de la situation de travail
Je prends le parti, dans cet article, de faire un focus uniquement sur le premier point : intensité et temps de travail.
Pas que les 5 autres catégories ne soient pas importantes, elles le sont ! En ce moment, je suis très sensible à l’intensité et le temps de travail des personnes que j’accompagne et à la mienne. Un focus très personnel.
Ce que je vois
Je vois les agendas Outlook et parfois je hurle intérieurement. La charge de travail et la charge mentale associée se devinent sur ces agendas où les créneaux sont parfois occupés par 3 réunions simultanées.
Je vois des entreprises où des personnes vont aux 3 réunions, commencent par l’une, zappe et vont à la seconde et finissent leur heure dans une 3e réunion.
Est-ce intéressant pour ces personnes ? Comment ça se passe pour les personnes présentes ? Est-ce bien pour l’équipe, le département, l’organisation dans son ensemble ?
Pour moi, l’overdose de réunions est la partie visible d’une course en avant sans fin à du toujours plus, à un manque de priorisation organisationnelle et individuelle (notion de délégation par exemple). Et pourquoi pas 4 ou 5 réunions en parallèle puisque ça tient ? Quelle est la limite ? Faut-il atteindre la limite ?
“ La plupart des hommes sont pris dans une quête si haletante du plaisir qu’ils passent devant sans en jouir ”
Soren Kierkegaard
Je vois les personnes courir comme des poulets sans tête d’une réunion à une autre (parfois simplement pour faire acte de présence, parce que ne pas être à cette réunion là serait mal vu). Je vois des personnes-autruches garder la tête dans le sable du delivery.
Dans le film 6e sens, Cole Sear, ce garconnet de huit ans dit “je vois des morts”, moi j’ai parfois l’impression de voir des roues avec des hamsters dedans. Suis-je un hamster ? Un poulet ? Une autruche ?
Comment fait le hamster pour sortir de la roue une fois qu’il l’a lancée ? Parce que oui, c’est bien le hamster qui la lance. NOUS avons créé des organisations qui font du mal aux personnes.
Ralentir. lento, piano
Ce que je ressens
Je ressens à la fois une appréhension à ralentir, un devoir d’être occupé.e, voir d’être dans le rush. Une appréhension à ralentir qui pourrait s’expliquer par une appréhension du vide (que ferais-je si je ne fais rien ?), par l’appréhension du regard des autres, de leur jugement, par l’appréhension que la reprise après un ralentissement soit encore plus brutale que l’important flux continu, comme lors d’un retour de congé où certaines personnes dépilent des centaines de mails, de messages instantanés, de notifications…
Serait-il bien vu d’être à fond tout le temps ? Du point de vue de l’extérieur ? Des équipes ? Des collègues ? De la hiérarchie ? Et qu’en pense chacun.e de nous en nous sondant intérieurement ?
Serait-il mal vu de ralentir ? Du point de vue de l’extérieur ? Du point de vue de soi ?
“ Il faut prendre le temps de réfléchir, il faut prendre le temps de la lenteur. Il faut faire l’éloge de la lenteur ”
Jean d’Ormesson
Je vois des dizaines d’équipes dire qu’elles évoluent dans un contexte agile. Leur contexte, leur hiérarchie, peut-être les équipes elles-même ont sans doute oublié qu’un des 12 principes de l’agilité est de respecter un rythme soutenable.
Scrum, le cadre de travail agile le plus répandu, ne favorise pas cette prise de recul : le langage associé emploie des mots comme sprint ou vélocité. La vélocité mesure l’output de l’équipe ce qui oblige les équipes à toujours produire. Mesurer l’outcome serait sans doute plus vertueux de ce point de vue.
Ce que j’imagine
Ça voudrait dire quoi ralentir ?
Ce serait un peu comme si on disait “écoute ce silence”.
Un silence de delivery, un silence de processus, de réunion, de pression.
Individuellement :
- Oser laisser un silence dans une réunion à deux, en groupe.
- Essayer de tourner 7 fois la langue dans sa bouche.
- Proposer, en démarrage de réunion (visio ou pas), à votre prochaine interlocutrice ou à votre prochain interlocuteur si elle ou il a besoin d’une pause de quelques minutes.
- Se motiver et trouver le temps pour méditer.
- Avoir le courage et la force de faire le tri et se concentrer sur l’important.
- Opter pour quelques réunions en marchant dehors.
- (A compléter par plein d’autres idées ;-).
Collectivement :
- Envisager de travailler les soft skills de façon récurrente avec une communauté de pratiques (sur les horaires de travail, pas le soir, pas le midi, pas le weekend).
- Imaginer de travailler les hard skills de façon récurrente avec un mentor (idem).
- Pourquoi pas organiser une semaine de respiration pour toute une équipe, un département.
- Réfléchir à la semaine de 4 jours.
- (A compléter par plein d’autres idées ;-).
Ralentir.
Ralentir pour sortir la tête de l’eau, pour respirer, pour profiter de ces heures pour souffler, se rafraîchir, se ressourcer, se poser.
“Écoute ce silence.”
Et l’écouter en groupe est à mon avis très puissant.
Un “ralenti” très personnel
J’ai été joueur de rugby pendant 13 ans, les entraînements 2 à 3 fois par semaine, les matches le dimanche. Tout s’enchaîne vite : les matches tous les 7 jours, les défaites, les victoires, les courses, les placages, les accélérations, les discours des coaches, les encouragements, les discours pas encourageants, … Bref. Je crois qu’une phase de recul, que du coaching mental, que des séances vidéo précises m’auraient été utiles.
Récemment, lors d’un samedi de formation rugby, j’ai vécu une heure que j’aurai adorée vivre en tant que joueur. Mes formateurs ont pris 60 minutes pour disséquer deux actions : l’attitude physique d’un.e attaquant.e au contact avec un.e ou deux défenseur·euses et l’attitude du défenseur·euse lors d’un plaquage.
Nous avons passé 30 minutes sur chacun de ces moments que l’on retrouve un nombre élevé de fois même dans un match d’enfants de moins de 12 ans (c’est le contexte de ma formation : les équipes U12 et U14).
30 minutes sur des actions qui, à vitesse réelle, durent 1 à 3 secondes. Nous les avons découpées en petits bouts d’une fraction seconde, nous avons abordés tous ces bouts un par un, nous avons regardé, appris, désappris parfois, essayé ces petits bouts un par un, pas l’action en entier…
Nous avons pris le temps de tout disséquer, de ralentir pour ensuite pouvoir former nos enfants d’écoles de rugby qui jouent tous les week-ends des matches avec au moins 4 contacts par minute.
Cet extrême ralenti, image par image, était comme un temps suspendu, doux ; à l’opposé de la vitesse, de l’énergie et de la puissance de chacune de ses actions.
L’éloge de la lenteur de Jean d’Ormesson.
Ce qui n’arrange rien
Les smartphones ont envahi notre société, nos vies, ils meublent chaque instant d’ennui de nos journées, chaque instant où nous nous offrions du temps. Pour nous, pour nous questionner, pour flâner, pour imaginer. Les réseaux sociaux favorisent la chasse à ces moments par leurs UX pensées pour nous capter et ne pas nous lâcher et en nous culpabilisant de ne pas avoir pris telle photo de voyage, animé tel atelier avec son équipe, réalisé telle recette de cuisine, mis en place telle pratique managériale, vu telle action de ce sportif à la gloire éphémère, entendu la dernière musique de cet artiste phare.
Ralentir est très bien pour l’habitabilité de notre monde, à une autre échelle, je pense que c’est utile à chacun.e de nous.
Ralentir.
Bibliographie
- La page de l’INRS sur les facteurs des RPS
- L’éloge de l’ennui par Gaël Faye en vidéo